Isabelle Mahiou | Journaliste
Au centre de répartition téléphonique de France Télécom de Brune, en 2007 (CAPMAN VINCENT/SIPA)
Combien d’appareils contenants des éléments radioactifs ont-ils été installés dans le réseau et les centraux téléphoniques de France Télécom ? 20 millions ? 80 millions ? Et combien en reste-t-il ? Mystère.
Une chose est sûre, en revanche : l’opérateur n’a jamais vraiment pris la mesure du risque que pouvaient présenter ces petits appareils, les parasurtenseurs, destinés à éviter les surtensions sur les lignes, pas plus qu’il n’en a informé ses agents et n’a dispensé des consignes de protection.
Or, à plusieurs reprises ces vingt dernières années, des alertes ont été lancées en divers sites de l’entreprise sur un nombre paraissant anormal de salariés atteints d’un cancer.
Quatre agents décèdent à Saint-Nazaire
Au centre de construction des lignes de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique) tout d’abord. Entre 1989 et 1995, quatre agents décèdent d’un cancer, deux autres sont atteints.
La CFDT PTT de Loire-Atlantique dépose plainte contre X pour empoisonnement. Elle met aussi en cause la politique de sécurité de l’entreprise sur la gestion des parasurtenseurs radioactifs, « jetés sur des tas de ferraille ».
Le groupe confiera en 1995 une étude épidémiologique à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), dont les résultats seront publiés en… 2003.
En 1998, à Lyon, un médecin de prévention, qui enquête sur une « épidémie » de cancers du sein dans un service d’accueil, découvre « fortuitement » que les salariées ont travaillé dans des centraux où elles manipulaient des parasurtenseurs radioactifs, qu’elles portaient dans leur poche de poitrine.
Il réalise une étude qui relève un risque de contamination par du radium 226 et préconise un recensement exhaustif, une évaluation et un retrait des matériels. Sans effet.
Cinq techniciens atteints de tumeur à Riom
La question ressurgit en Auvergne, à Riom-ès-Montagnes : en 2006-2007, sur les six techniciens ayant travaillé sur ce site, cinq présentent des tumeurs.
Après enquête, le Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) fait jouer son droit à expertise.
Via la CGT, il sollicite aussi la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad) pour analyser des parasurtenseurs qu’il a repérés. L’étude fait état de risques non négligeables.
Des substances radioactives
Ce faisant, le CHSCT Auvergne a ouvert une brèche. Celui de l’Hérault découvre ainsi l’existence des substances radioactives et vote en 2010 une expertise, sur le même modèle, après avoir constaté de nombreux cancers sur deux sites, à Béziers et Bédarieux.
Les expertises, menées par le cabinet Secafi, pointent un cumul d’expositions à des cancérogènes, dont les rayonnements ionisants.
Les premiers concernés sont les techniciens intervenant dans les centraux et les agents des lignes. Ils ont manipulé pendant des années ces parasurtenseurs, électrodes enfermées dans une enveloppe étanche contenant un gaz et des éléments radioactifs.
Jusqu’en 1978, année où ils sont interdits, les modèles en verre au radium 226, connu pour sa grande toxicité, ont été massivement utilisés. Puis ont dominé ceux au tritium, remplacés à leur tour par des appareils non radioactifs. Mais les différents modèles ont coexisté, puisqu’on trouve encore d’anciennes ampoules dans les boîtes de raccordement sur les lignes ou en stock, ou sous l’arrivée des câbles.
Dans les poches, entre les lèvres..
Dans les centraux, les techniciens travaillaient à proximité et au contact de ces composants sur les répartiteurs, murs de têtes de câbles d’où partent les lignes d’abonnés, chacune dotée de deux parasurtenseurs. Yves Le Dain, membre CGT du CHSCT de l’Hérault, explique :
« Un petit central à 5 000 abonnés contient 10 000 parasurtenseurs, mais en zone urbaine, certains en comptent 50 000, signale. Chaque intervention sur une ligne implique d’en manipuler, toujours de très près, les plus petits mesurant 15 millimètres. Le changement des modèles en verre se faisait à la pince, mais se terminait souvent à la main parce qu’ils se cassaient.
On en avait toujours à proximité : dans des bocaux sur les bureaux, sur des étagères, dans les poches, ainsi qu’entre les lèvres quand il fallait les changer juché sur une échelle. »
« Ils provoquent de la friture »...
Dominique Enjalbert, ancienne secrétaire CGT du CHSCT de l’Hérault, se souvient aussi de pics d’activité lors d’une campagne d’enlèvement des modèles en verre dans la décennie 1990, « sans autre information que “ils provoquent de la friture”. »
Sur le réseau, à l’extérieur, les parasurtenseurs se trouvent dans des boîtes, sur les poteaux, à l’arrivée chez l’abonné. Les agents en ont toujours un stock dans la voiture et quelques-uns dans les poches. Ils les manipulent fréquemment. Franck Refouvelet, membre CGT du CHSCT Auvergne précise :
« Tout incident sur une ligne demande de les tester. Il y a également des campagnes de contrôle systématique. »
Là aussi :
« Souvent les modèles en verre se cassaient quand on les retirait à cause de la corrosion. »
...et des contaminations internes ?
Entre contact direct avec des objets radioactifs, qui peuvent fuir ou se casser, et présence dans des locaux où des dizaines de milliers de parasurtenseurs sont susceptibles d’émettre des quantités significatives de rayonnements, les contaminations ne peuvent être exclues.
Pour Jean-Claude Zerbib, ancien ingénieur en radioprotection :
« L’absence de toute formation des agents aux risques présentés par les rayonnements ionisants a pu conduire à des contaminations au radium 226 par des dispositifs fuyards ou brisés. Ces fuites ont été mises en évidence lors d’une expertise de la Criirad.
On ne peut exclure l’existence de contaminations internes : si la main est souillée, tout ce qu’elle touche ensuite est contaminé et peut passer dans l’organisme. Sans compter l’inhalation de tritium ou de radon généré par le radium. »
L’hypothèse d’une irradiation n’est pas non plus à rejeter dans les centraux, pour les périodes antérieures aux campagnes d’enlèvement des années 80-90.
Il existe bien un lien avec les cancers
Mais pour évaluer le niveau d’exposition des salariés, il faut pouvoir préciser la façon dont ils ont manipulé les parasurtenseurs, la fréquence, la durée et les conditions d’utilisation…
Les reconstitutions de parcours d’expositions de salariés atteints d’un cancer, effectuées par le Giscop 93 dans le cadre des expertises de Secafi, éclairent cet aspect. Sur douze techniciens et neuf agents des lignes de l’Hérault, l’expertise conclut que :
- une majorité de cancers peut être associée à des rayonnements ionisants ;
- les autres à une polyexposition (amiante, hydrocarbures polycycliques aromatiques, arsenic, acides forts, trichloréthylène).
Il reste que, faute de traces dans l’entreprise des différentes activités et expositions, « si l’un de nous tombait malade, il n’aurait aucune possibilité de faire le lien avec son parcours professionnel », constate Yves Le Dain, qui réclame des fiches d’exposition et des attestations d’exposition aux rayonnements ionisants.
Mais pour l’entreprise, le risque n’existe pas
Mais pourquoi France Télécom fournirait-il de tels documents, puisque pour l’entreprise le risque n’existe pas ?
Une note de 1974, qui prescrit d’enterrer les ampoules fuyantes avant expédition à un organisme habilité à les détruire, dit que :
« La radioactivité dégagée par les parafoudres contenant du radium est inférieure à celle constatée sur les montres-bracelets à écran lumineux. »
Une autre, de 1999, en référence à une analyse de l’Office de protection contre les rayonnements ionisants (Opri), évoque la possibilité d’une exposition par inhalation en cas de bris et conseille le port de gants et d’un masque, mais envisage une élimination des matériels « au fil de l’eau ».
Enfin, en 2001, une note suggère des analyses pour évaluer le risque et l’élaboration d’une procédure de démontage-entreposage avec l’Opri et l’Andra(Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs). Tout en soulignant que :
« Le risque sanitaire est négligeable pour les personnels susceptibles de séjourner à proximité. »
L’entreprise choisit ses études
Il faut dire que les études commanditées par France Télécom ne sont pas alarmantes. Celle de l’Inserm, présentée au CNHSCT en 2003 et portant sur plus de 100 000 hommes ayant travaillé entre 1978 et 1994, ne retient pas l’hypothèse d’une origine professionnelle des cancers.
Même si elle montre qu’il existe un risque élevé de décès chez des agents de lignes pour les cancers de l’os et des cartilages – typiques des contaminations internes par le radium 226 – et significatif pour des cancers de l’appareil digestif et des poumons, organes radiosensibles !
En 2010, un rapport d’évaluation de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) conclut à l’absence de risque de cancers radio-induits. Les doses reçues par contamination seraient très faibles.
La direction du groupe par la voix de Jean-Marie Montel, délégué régional Auvergne, estime que :
« Les études de l’Inserm et de l’IRSN ont conclu qu’il n’y avait pas de danger. Il n’y avait pas de raison d’engager une démarche volontariste de retrait. »
Ce faisant, France Télécom ne tient visiblement pas compte d’autres études, telle celle faite en interne à Lyon en 1998, ou des mesures de la Criirad et de l’Institut de physique nucléaire de Lyon (IPNL) arrivant à des conclusions contraires sur la réalité du risque.
Les éléments radioactifs circulent toujours
Cela n’a pas empêché l’inspection du travail de la Haute-Loire de dénoncer les manquements de France Télécom à ses obligations.
Fin 2010, elle a mis en demeure l’unité d’intervention Auvergne de procéder à une évaluation des risques liés aux parasurtenseurs radioactifs, de prendre des mesures de prévention et de retirer les matériels. La direction a engagé un travail de recensement et d’enlèvement, non sans avoir contesté la décision.
Le département est pilote pour cette opération. Et il n’est pas sûr qu’elle se reproduise à l’identique dans toutes les régions, car elle est lourde. En 2012, une équipe a passé au crible les centraux et le réseau, établi des relevés caractérisant les boîtes, préalable au démontage et à l’évacuation vers des sites sécurisés avant tri par l’IRSN et acheminement vers l’Andra.
Au total, 1 600 boîtes et 32 000 parasurtenseurs devaient être récupérés, « soit environ 250 000 pour la région », indique Yves Colombat, membre du CHSCT Auvergne. Il y aurait donc bien plus de parasurtenseurs radioactifs dans l’Hexagone que le petit million avancé par le groupe :
« En s’appuyant sur d’anciens plans, on peut déduire qu’il y en avait dix fois plus dans les années 70 et 80, rien que pour le réseau ! »
Où sont-ils passés ? L’accord avec l’IRSN d’assistance à la gestion des parasurtenseurs à éliminer date de 2009. Pour Jean-Marie Montel :
« Le dossier est connu depuis 1999. Il y a eu des débuts de collecte, des stockages sans vraie maîtrise, mais l’absence de filière avec l’Andra pour ces objets nous a bloqués pendant plusieurs années. »
Les consignes antérieures d’élimination ont été inégalement appliquées : en Languedoc-Roussillon, aucun historique d’installation et de retrait n’a pu être fourni à l’expert. D’autre part, les témoignages des pratiques longtemps en vigueur font craindre que beaucoup ne soient partis à la poubelle. Si c’était le cas, plusieurs millions de ces objets auraient ainsi été disséminés dans la nature.